LenquĂȘte sur la fusillade de dimanche matin sur la place Pie d'Avignon a donc avancĂ© Ă grand pas. Au lendemain de la tentative d'exĂ©cution sur un jeune homme de 24 ans, Ă ce moment lĂ dans
1La Cause freudienne â Parce que ses mots ont donnĂ© forme Ă nos sentiments, Stendhal est un classique. Dans Le Rouge et le Noir, nâest-ce pas lâamour qui est en cause ? plus prĂ©cisĂ©ment lâamour aprĂšs la RĂ©volution française, Ă©poque de la bourgeoisie triomphante, de lâindustrie et de lâargent ?2Philippe Berthier â Cette histoire, câest le contraire dâune histoire intemporelle. Ce nâest pas lâamour sub specie ĂŠternitatis, câest une chronique de 1830 ». On peut rappeler que le livre a Ă©tĂ© imprimĂ© au moment mĂȘme des barricades de la RĂ©volution de Juillet, puisque nous avons une note oĂč les ouvriers typographes ont abandonnĂ© leur travail pour aller dans la rue faire le coup de feu. Il y a lâinscription mĂȘme de lâactualitĂ© la plus brĂ»lante de la politique en fusion, au moment oĂč le livre est en train de se est quelquâun qui ne considĂšre jamais les questions de maniĂšre dĂ©sincarnĂ©e et dĂ©connectĂ©e des circonstances historiques, surtout en tant que thĂ©oricien de lâamour. On pourrait dire de son De lâamour qui prĂ©cĂšde ses grands romans câest un traitĂ©, ce nâest pas un roman, câest lâanalyse dâun sentiment qui peut passer pour Ă©ternel mais en mĂȘme temps, dĂ©jĂ dans ce texte-lĂ , il prend bien soin de montrer quâon nâaime plus au xixe siĂšcle comme on aimait au Moyen Ăge, quâĂȘtre amoureux Ă Stockholm, ce nâest pas du tout la mĂȘme chose quâĂȘtre amoureux Ă y a toujours ce sentiment aigu des dĂ©terminismes locaux et temporels. En tant que romancier, il applique tout Ă fait cela en montrant les contradictions de lâamour et celles de la sociĂ©tĂ©. Il choisit deux personnages dont la trajectoire nâaurait jamais dĂ» se croiser Mme de RĂȘnal, aussi bien que Mathilde de La Mole, appartiennent Ă des univers oĂč le fils du charpentier Sorel, de VerriĂšres en Franche-ComtĂ©, nâaurait jamais dĂ» pĂ©nĂ©trer. Il y a lĂ une sorte dâembardĂ©e sociologiquement aberrante et impossible. Dâune certaine façon, câest le cĂŽtĂ© conte de fĂ©es du Rouge et le Noir. Câest donc une expĂ©rimentation. Il met en prĂ©sence, dans la chimie sentimentale, deux personnes venant dâhorizons absolument Ă©trangers lâun Ă lâautre et il observe ce que ça donne. Ăvidemment, ça ne peut ĂȘtre que conflictuel et trĂšs difficile, au moins avec Mathilde de La Mole. Tandis quâavec Mme de RĂȘnal, cela se situerait sur un autre plan. La psychanalyse dirait peut-ĂȘtre que Mme de RĂȘnal rĂ©pond Ă dâautres besoins, et de Stendhal et de Julien Sorel. Câest un personnage maternel. Tandis que Mathilde de La Mole incarne, par sa situation de la plus brillante hĂ©ritiĂšre du faubourg Saint-Germain, un horizon de rĂ©ussite â Est-ce que le conflit est celui-lĂ ? Parce que, dans le fond, Julien Sorel rĂ©ussit Ă se faire aimer des deux. Sa rĂ©ussite sur le plan de lâamour est Ă©clatante dans les deux cas. Nây a-t-il pas une contradiction plus forte que lui, celle qui oppose le monde moderne glorifiant le revenu » et lâamour devenu pour le bourgeois une passion inutile ?6Ph. B. â Justement ni Julien Sorel ni Mathilde de La Mole ne sont du xixe siĂšcle, tout en y Ă©tant forcĂ©ment. Je veux dire par lĂ que Mathilde de La Mole, comme vous le savez, est une espĂšce de Bovary avant la lettre, qui sâennuie beaucoup dans ce monde monotone de pauvre petite fille riche » et se rĂȘve en tant quâhĂ©roĂŻne de la Fronde. Elle nâaime pas son temps. Elle rĂȘve dâun xixe siĂšcle qui ressemblerait au xvie. Julien Sorel en tant quâil est un volcan dâĂ©nergie lui aussi est du xvie siĂšcle et mĂȘme plutĂŽt de la RĂ©volution. Il cite Danton et lit lâhistoire de la RĂ©volution de Thiers. Ces deux ĂȘtres si diffĂ©rents ont un dĂ©nominateur commun extrĂȘmement puissant et tel quâils vont se reconnaĂźtre justement comme Ă©tant de la mĂȘme race, au-delĂ de tout ce qui les justement ce refus du xixe siĂšcle, en tant que câest un siĂšcle de lâĂ©teignoir, comme dit Stendhal. En 1815, quand il apprend la dĂ©faite de Waterloo, il dessine un grand Ă©teignoir dans son journal intime, et il Ă©crit Ă lâĂ©teignoir » comme si câĂ©tait la devise du xixe siĂšcle. Ă partir de la Restauration, câest lâextinction des feux, littĂ©ralement, câest-Ă -dire quâil nây a plus de place pour les Ăąmes gĂ©nĂ©reuses qui ont le feu sacrĂ©. DĂ©jĂ quinze ans en avance, il nây a donc plus quâĂ sâenrichir par le travail et lâĂ©conomie comme le dira François en quoi ils sont dĂ©viants et en quoi ils sont des corps Ă©trangers non intĂ©grĂ©s dans le monde qui est le â Est-ce que Julien Sorel aime lâamour autant que Madame de RĂȘnal ? Stendhal fait dire Ă Julien Sorel que sa grande passion, câest de faire fortune Si tu devinais que cette figure de jeune fille si pĂąle et si douce cachait la rĂ©solution inĂ©branlable de sâexposer Ă mille morts plutĂŽt que de ne pas faire fortune. »âŠ10Ph. B. â Comme toujours chez Stendhal, le roman dĂ©crit justement lâapprentissage de lâamour vĂ©ritable. On sâen fait dâabord une idĂ©e qui se rĂ©vĂšle non pertinente, fausse, non comblante et peu Ă peu, on lâ peut rappeler que câest Madame de RĂȘnal, complĂštement en dehors de tout ce monde de lâambition et de la rĂ©ussite Ă tout crin, obscure provinciale, entiĂšrement circonscrite dans le microcosme domestique, qui finalement lâemporte sur Mathilde de La Sorel quant Ă lui, se dĂ©pouille continĂ»ment. Câest comme Ă la fin de La Chartreuse de Parme, les personnages, selon un itinĂ©raire quâon pourrait qualifier, non sans audace, dâascĂ©tique, voire â certains critiques lâont fait â de mystique, se dĂ©pouillent de leurs oripeaux mondains et peu Ă peu sâouvrent Ă une dimension trĂšs spirituelle de lâamour, dĂ©sintĂ©ressĂ© de tout ce qui nâest pas lui. Câest donc pourquoi, dans la prison de Besançon, il y a des scĂšnes magnifiques oĂč il nây a plus que deux ĂȘtres, Julien et Madame de RĂȘnal qui sâaiment, en dehors de tout autre considĂ©ration. Mathilde de La Mole reste seule, dĂ©pareillĂ©e, elle a perdu. Elle Ă©lĂšvera seule lâenfant de Julien et Madame de RĂȘnal aura emportĂ© la meilleure â Dans La Chartreuse de Parme, câest le contraire la duchesse, si toute mĂšre » soit-elle, B. â Absolument, la duchesse perd. Mais pourquoi ClĂ©lia gagne-t-elle ? Parce que ClĂ©lia ressemble plus Ă Mme de RĂȘnal quâĂ Mathilde de La Mole, parce que ClĂ©lia est une personne humble, modeste, rĂ©servĂ©e, religieuse. Câest quâon ne sait absolument rien du rapport Ă Dieu de la Sanseverina, ClĂ©lia Conti est toujours dĂ©finie par sa profonde et sincĂšre piĂ©tĂ©, comme Mme de RĂȘnal. Câest trĂšs important que Mme de RĂȘnal soit une femme religieuse. Dans ses Histoires dâamour Julia Kristeva sâest beaucoup scandalisĂ©e de ce que, chez Stendhal, on aime ce quâelle appelle avec mĂ©pris les femmes archaĂŻques, les catholiques passionnĂ©es, les Italiennes irrationnelles. Câest profondĂ©ment vrai, mais pourquoi se scandaliser ?16Pour Stendhal, la piĂ©tĂ© est une preuve de sensibilitĂ©. Une femme quâon peut aimer, câest une femme pieuse, authentiquement pieuse. Et, bien entendu, pour le romancier, câest de lâor en barre, parce que vous imaginez les drames de conscience, les remords bourrelants, toute la dramaturgie du pĂ©chĂ© ! Il est trĂšs important que lâobstacle tienne Ă Dieu. Bien que Stendhal soit un athĂ©e affirmĂ©, cela ne remet pas en cause ses positions personnelles parce quâen tant que romancier, il doit crĂ©er des conflits, organiser des crises, etc. Quel obstacle plus fort que le commandement divin ? Je crois que ClĂ©lia Conti Ă©tait programmĂ©e pour lâemporter sur la duchesse Sanseverina quâon ne voit pas une seule fois Ă lâĂ©glise, alors quâon voit ClĂ©lia en oraison, sâarrachant les cheveux parce quâelle a lâimpression de se â ClĂ©lia a une Ăąme, alors que la DuchesseâŠ18Ph. B. â Ce qui condamne la duchesse est quâĂ partir du moment oĂč elle a compris quâentre ClĂ©lia et Fabrice, câĂ©tait pour la vie, elle devient possessive. Elle sâabĂźme beaucoup. Ce personnage admirable, irrĂ©sistible, Ă partir dâun certain moment refuse de sâeffacer, devient sadique, devient carrĂ©ment un personnage malfaisant, mĂ©chant qui trouve plaisir Ă marier ClĂ©lia avec le marquis Crescenzi. Elle trouve cette satisfaction mesquine dans le au moins, il ne lâaura pas ». Il y a lĂ la revanche de la perdante. Le personnage se dĂ©grade dans toute la fin du roman. Plus ClĂ©lia monte et sâimpose, plus la Sanseverina dĂ©cline. Elle nâa pas cette Ă©lĂ©gance de savoir se retirer en comprenant quâelle a perdu la partie. Câest PhĂšdre et Aricie. Balzac, dans son grand article de la Revue parisienne de 1840 oĂč il cĂ©lĂšbre La Chartreuse de Parme comme un des plus grands livres du xixe siĂšcle, compare ce livre Ă PhĂšdre. Dâailleurs, dans le texte, il y a des citations de PhĂšdre qui ne sont pas entre guillemets mais complĂštement infusĂ©es dans le texte. Il y a aussi le thĂšme de lâinceste qui est au cĆur du sujet puisque la tour FarnĂšse a Ă©tĂ© construite pour y incarcĂ©rer un prince incestueux. La comparaison avec Hippolyte et PhĂšdre est explicite dans le roman, qui a donc cet aspect cannibale et incestueux, alors que ClĂ©lia est complĂštement en dehors de tout cela. Câest cela qui lui assure la victoire. Fabrice se dĂ©tourne complĂštement de cet amour dâemprise qui veut vraiment sâemparer de lâautre dâune façon qui le dĂ©vore. Je crois que ClĂ©lia Conti et Mme de RĂȘnal, au-delĂ de tout ce qui les diffĂ©rencie, sont fondamentalement de la mĂȘme famille. Câest pourquoi finalement, elles restent les â Quel lien avec Armance ?20Ph. B. â Lâimpasse dâOctave de Malivert, câest sans doute une impasse physique â câest en pointillĂ© â on ne saura jamais quel est son secret. De quel ordre est son impuissance ? Sâagit-il dâune impuissance gĂ©nitale, sâagit-il â certains critiques lâont soutenu â dâune impuissance historique ? Il appartient Ă une classe condamnĂ©e. Cette impuissance physique ne serait que la mĂ©taphore dâune autre impuissance beaucoup plus radicale, tenant Ă lâabsurditĂ© dâĂȘtre un jeune duc en 1827 et dâavoir des privilĂšges, de ne pas sentir son ĂȘtre au monde justifiĂ©. Quâest-ce que jâai fait ? Je nâai rien fait. Je me suis donnĂ© la peine de naĂźtre, je suis le fils de papa et câest une absurditĂ© au siĂšcle de la machine Ă â Il y a un cĂŽtĂ© Marivaux Ă lâenvers !22Ph. B. â Absolument, câest une problĂ©matique qui obsĂšde les hĂ©ros stendhaliens. On la retrouve dans Lucien Leuwen. Lucien Leuwen qui se dit Quâest-ce que jâai fait ? Jâai fait la guerre aux cigares. VoilĂ ce dont je peux me vanter. Ce nâest pas trĂšs brillant Ă vingt-cinq ans. OĂč est lâĂ©poque de NapolĂ©on oĂč jâaurais pu faire mes preuves sur le champ de bataille ? » On en revient toujours lĂ , câest lâĂ©ternelle obsession de ces jeunes gens. Quant Ă Armance, dans la situation dâĂ©migrĂ©e oĂč elle se trouve puisquâelle vient de lâOrient, elle est sans moyen de survie financiĂšre, elle dĂ©pend des autres. Je rappellerai aussi quâArmance est trĂšs pieuse, quâelle pense Ă ĂȘtre religieuse, comme ClĂ©lia Conti. Elle entre au couvent, Ă la fin du livre. On voit bien que ce sont aussi deux inadaptĂ©s qui ne trouvent pas dans le monde qui les entoure un terrain oĂč ils puissent sâĂ©panouir. Leur rĂȘve, dâailleurs, quand ils dĂ©cident de se marier, câest de sâenfuir loin de Paris et dâaller sâenterrer au fin fond dâune province pour vivre lâun de lâautre en coupant toute relation avec la sociĂ©tĂ© et la mondanitĂ©. Ce sont toujours la dissonance et lâĂ©cart chez Stendhal un ĂȘtre qui serait parfaitement en phase avec son temps, son xixe siĂšcle, qui serait complĂštement adaptĂ©, serait un ĂȘtre nul, comme dans ce roman inachevĂ© qui sâappelle Feder oĂč lâon voit un peintre rĂ©ussir merveilleusement par sa mĂ©diocritĂ©. On sâarrache ses tableaux, il fait fortune, il est heureux en mĂ©nage, tout lui sourit, pourquoi ? Parce quâil est nul. Câest un texte qui paraĂźtra dans le troisiĂšme volume de la PlĂ©iade. Selon lâordre chronologique nous aurons dâabord, en effet, le deuxiĂšme volume, 1830-1837, dont la sortie est prĂ©vue en octobre, oĂč le gros morceau sera Lucien Leuwen, puis le troisiĂšme, qui comprendra les textes fictionnels Ă©crits par Stendhal jusquâĂ sa mort en â Quelquâun de parfaitement adaptĂ© au monde post-napolĂ©onien ne sera jamais chatouillĂ© par lâamour ?24Ph. B. â Balzac dit la mĂȘme chose. Stendhal nâest pas du tout le seul et câest un thĂšme lancinant dans la premiĂšre gĂ©nĂ©ration romantique. Lâamour nâexiste plus, et sâil y a un endroit oĂč câest particuliĂšrement vrai, câest Paris. Un jeune Parisien du faubourg Saint-Germain en 1825 nâa aucune idĂ©e de ce que câest que lâamour, sauf, peut-ĂȘtre, au sixiĂšme Ă©tage dans les mansardes, lĂ dâoĂč un jeune homme de temps en temps se suicide par amour, ou dans les classes pauvres, en proie aux vrais besoinsâŠ25LCf â Est-ce la chute de NapolĂ©on ou sa politique qui sont responsables de cet effacement de lâamour ? Ne dirait-on pas que Stendhal a variĂ© sur ce point ? [1]26Ph. B. â Et pourquoi ? Câest parce que NapolĂ©on avait rĂ©installĂ© une cour. Il faut bien comprendre que pour Stendhal, il y a Bonaparte et NapolĂ©on. Sâil a servi trĂšs loyalement NapolĂ©on jusquâau bout, rĂ©pĂ©tant je nâai admirĂ© quâun seul homme, NapolĂ©on », il a aussi Ă©crit heureux les hĂ©ros morts en 1804 », câest-Ă -dire au moment oĂč NapolĂ©on se couronne et restaure ce que Stendhal appelle les vieilleries monarchiques. Donc quelle dĂ©ception de voir cet Ă©mancipateur extraordinaire, le Bonaparte de 1796, voyez le dĂ©but de La Chartreuse de Parme, devenir, Ă son tour, une sorte de despote, de tyran ! Il y a chez Stendhal des dĂ©clarations extrĂȘmement dures sur ce quâĂ©tait devenu NapolĂ©on. Il nâa jamais remis en cause son engagement Ă son service. Il lâa accompagnĂ© jusquâĂ Moscou et ça lui a coĂ»tĂ© la retraite de Russie. Stendhal a vraiment beaucoup donnĂ© pour NapolĂ©on. On ne peut pas le suspecter de lâavoir trahi. Mais en mĂȘme temps, il Ă©tait parfaitement lucide et il a bien vu que NapolĂ©on rĂ©installait lâennui, le conformisme, le rĂ©gime de la faveur, des cordons ».27LCf â RĂ©installait ou installait ?28Ph. B. â ⊠le rĂ©installait, parce quâon retrouvait ce qui avait lieu avant la RĂ©volution⊠Donc, il y a eu un moment miraculeux, ça a Ă©tĂ© le moment du Directoire, disons les annĂ©es 1796-1804, mĂȘme pas une dĂ©cennie â prodigieux ! â oĂč lĂ , comme le dit Stendhal tout est pur, tout est grand, tout est noble, tout est sublime, tout est poĂ©tique. Et puis, Ă partir de 1804, ça se gĂąte⊠et, malheureusement, voilĂ , il y a, vous avez tout Ă fait raison, on peut le dire, il y a de la faute de NapolĂ©on dans cette espĂšce de pĂ©nĂ©plaine tellement assommante et consternante qui est celle du dĂ©but du xixe siĂšcle et de la fin de lâEmpire. Il y a tout de mĂȘme dans la lettre de Stendhal Ă Balzac, dans les trois brouillons il sây est repris Ă trois fois pour rĂ©pondre Ă lâarticle de Balzac sur la Chartreuse Le Prince de Parme, je lâai copiĂ© dâaprĂšs ce que jâai vu Ă Saint-Cloud en 1811⊠» Câest quand mĂȘme trĂšs lourd de consĂ©quences ça veut dire que ce petit Prince ridicule aberrant et tyrannique, en fait, je lâai observĂ© Ă la cour de lâEmpereur ! CâĂ©tait comme ça, Ă une autre Ă©chelle, que ça se passait Ă la cour de France, en 1811âŠDonc câest quand mĂȘme trĂšs dur ! Un adversaire de NapolĂ©on ne dirait pas pire, et sous la plume de Stendhal, qui admire tant NapolĂ©on par ailleurs, ça a tout son poids, â Pourrait-on dire quâil y a un cĂŽtĂ© hybride chez Stendhal, Ă la fois anti-moderne, contre les affairistes et en mĂȘme temps rĂ©volutionnaire ?30Ph. B. â Oui, mais parce que pour lui lâavenir câest une amĂ©ricanisation du monde, gĂ©nĂ©rale ; notre avenir, ce sont les Ătats-unis. Câest la seule RĂ©publique vertueuse, câest la seule RĂ©publique qui marche bien, dit-il, dans le monde ; câest bien, on peut saluer chapeau bas, Washington, Jefferson. Stendhal a lu Tocqueville, il a lu beaucoup de rĂ©cits de voyages aux Ătats-unis et il salue le cĂŽtĂ© civique. Mais il voit aussi le volet nĂ©gatif, parce que aux Ătats-unis, il y a une espĂšce de perversion qui fait que, tout se rĂ©glant Ă tous les niveaux par lâĂ©lection, câest la campagne Ă©lectorale permanente, et la campagne Ă©lectorale permanente, câest la dĂ©magogie Ă fond, et donc la confiscation du moi. Or, pour Stendhal, le moi, câest la valeur absolue, câest cela quâil appelle le beylisme une culture du moi, non pas le culte du moi Ă la maniĂšre barrĂšsienne, mais culture au sens de volontĂ© de sâanalyser soi-mĂȘme, de se connaĂźtre parfaitement, pour essayer tout simplement dâĂȘtre le plus heureux possibleâŠ31LCf â Culture de sa singularitĂ© ?32Ph. B. â Câest ce quâon appelle la souverainetĂ©, il faut sâappartenir, et donc on ne doit absolument pas se laisser grignoter, ni, a fortiori, annexer, coloniser ou squatter par le non-moi. Or, aux Ătats-Unis, Ă©tant donnĂ© que la position que jâambitionne Ă tout niveau, ne serait-ce que pour ĂȘtre⊠shĂ©rif dans mon village dĂ©pend de la faveur de mes concitoyens, je dois leur plaire, donc je fais la cour aux boutiquiers, ce qui implique lâaliĂ©nation totale. Lâaccent porte sur le renoncement, lâabdication de la libertĂ© individuelle, pour se faire bien voir de celui dont on dĂ©pend. Pour Stendhal câest une sorte de mise sous tutelle du moi qui lui est odieuseâŠ33LCf â Câest lĂ que vous situez lâorigine du beylisme, ou câĂ©tait dĂ©jĂ avant ?34Ph. B. â Ah, non, le beylisme, il est trĂšs ancien ! Il date vraiment de ses annĂ©es de formation. Dans son journal il Ă©crit Quelques principes de beylisme⊠». CâĂ©tait lĂ trĂšs tĂŽt, câest un pilotis, pour reprendre un de ses termes, fondateur de sa vision du en finir avec les Ătats-Unis, Ă©videmment, lâimprĂ©gnation biblique de la sociĂ©tĂ© est Ă©pouvantable pour lui. Le puritanisme, câest lâhorreur absolue, et, accessoirement, jâallais dire, mais enfin ça nâest pas accessoire tout de mĂȘme, câest mĂȘme tout Ă fait important, câest un monde sans culture comment pourrait-il y avoir de lâart ! Câest suspect, naturellement ! Ce quâil faut, câest travailler, travailler, parce que câest bien vu par le Seigneur. Plus on fait fortune, plus on est bĂ©ni du ciel, et câest ce que Stendhal appelle dâune formule qui fait choc le culte du dieu dollar. Câest la religion amĂ©ricaineâŠAlors, on voit dans son Ćuvre, Ă certains moments de crise, que les protagonistes sont tentĂ©s de franchir lâAtlantique. Câest tellement moche et tellement sans horizon en France. Allons refaire notre vie de lâautre cĂŽtĂ© de la mer. Mais, chose trĂšs significative, personne ne passe Ă lâacte. Ă propos des jeunes conspirateurs rĂ©publicains de 1834 qui avaient subi un procĂšs retentissant que Stendhal considĂšre comme absolument inique, il dit Au lieu de les mettre en prison et de les condamner, il faut leur offrir aux frais de lâĂtat, un sĂ©jour de six mois Ă Cincinnati, ça les guĂ©rira dĂ©finitivement de leurs rĂȘveries dĂ©mocratiques et amĂ©ricaines ! » Alors, lĂ , Ă©videmment, on saisit un point oĂč certains pourraient voir une contradiction comment Stendhal peut-il dâun cĂŽtĂ© dire je souhaite sincĂšrement le bonheur du plus grand nombre », mais en mĂȘme temps dire pour rien au monde je ne voudrais ĂȘtre avec le peuple, qui est toujours sale Ă mes yeux. » Je suis persuadĂ© quâil y a beaucoup dâintellectuels qui le pensent, mais personne nâose le dire, parce que, Ă©videmment, ce serait trĂšs choquant aujourdâhui, ça heurterait la bien-pensance gĂ©nĂ©rale ! Donc, je veux de tout mon cĆur que le peuple soit heureux, mais ne me demandez pas de vivre avec lui, jâai plus de plaisir Ă ĂȘtre dans un salon du Faubourg Saint-Germain, avec un lĂ©gitimiste qui est mon adversaire politique, mais avec qui je partage des rĂ©fĂ©rences communes, quâavec un ouvrier ou quelquâun de la plĂšbe, que je voudrais vraiment et sincĂšrement voir heureux, mais Ă qui je nâai rien Ă dire, parce que finalement on ne vit pas dans le mĂȘme â Ce qui est magique chez Stendhal, et hybride en mĂȘme temps, câest ce culte du plaisir, alliĂ© justement Ă sa sympathie pour les rĂ©volutionnairesâŠ37Ph. B. â Bien sĂ»r ! Câest un jacobin, un jacobin Ă talons rouges, comme on lâa dit â Il nâĂ©tait pas xviiiiĂšmiste au sens dâun Sollers aujourdâhuiâŠ39Ph. B. â Il est trĂšs xviiiiĂšmiste dans la mesure par exemple oĂč il dit Lâendroit du monde oĂč je me trouve le mieux, câest un salon, Ă minuit, oĂč on boit du punch, oĂč on mange des glaces avec des femmes qui ont toutes eu des amants et oĂč on frotte sa cervelle Ă la cervelle dâautrui, dans des conversations spirituelles, brillantes, sans prĂ©jugĂ©s⊠» Câest un rĂȘve de xviiiiĂšmiste, dâun monde dâavant la il y a chez lui cette tension â je prĂ©fĂšre le mot de tension Ă celui de contradiction â entre ses goĂ»ts et ses idĂ©es. Du point de vue des idĂ©es, il nây a aucun doute quâil est entiĂšrement du cĂŽtĂ© du mouvement, du progrĂšs etc.., mais en mĂȘme temps du point de vue de son idiosyncrasie, de ses goĂ»ts, de sa personne, il est entiĂšrement du cĂŽtĂ© dâavant la grande fracture. Il en a la nostalgie quand il Ă©voque un Laclos en garnison Ă Grenoble avant la RĂ©volution, des jeunes femmes tellement charmantes dans des salons brillants, des soirĂ©es exquises⊠la douceur de vivre ! Il essaie dâen recueillir un peu les morceaux dans la modernitĂ© ; mĂȘme sâil a un sens aigu de leur disparition, une partie de sa personnalitĂ© en a câest ce qui explique que dans sa fortune critique, il ait pu ĂȘtre revendiquĂ© aussi bien par la droite que par la gauche. Il y a eu un Stendhal marxiste que nous connaissons tous. Aragon et dâautres ont dit voilĂ le dĂ©mocrate, lâhomme contre les privilĂšges, le fĂ©ministe, le dĂ©fenseur des causes progressistes. Et puis il y a eu une droite rĂ©torquant mais pas du tout, et qui a mis lâaccent sur un autre cĂŽtĂ©, qui interdit toute militance. Nous retrouvons lĂ le clivage entre les Rougistes et les Chartreux, parce que les premiers insistent plutĂŽt sur le cĂŽtĂ© rĂ©volutionnaire alors que les seconds abondent plutĂŽt dans le sens dâune rĂȘverie nostalgique, dâun Ă©den comme dit Julien Gracq Un Ă©den revisitĂ© en songe ». On est dans lâEurope normalisĂ©e » de Metternich, le gouvernement est baroque, infĂąme, et pourtant ce gouvernement â câest Ă©videmment une idĂ©e trĂšs choquante et trĂšs dĂ©rangeante pour notre moralitĂ© â permet de se consacrer aux choses les plus importantes la connaissance du cĆur humain et lâamour. Ă Parme, pour un esprit citoyen câest le dĂ©sespoir, il nây a que le suicide, aucune perspective dâaction politique, tout Ă©tant tellement corrompu et marchant sur la on met la politique entre parenthĂšses, on lui tourne le dos, elle est en vacances. Et alors, que faire sinon lâamour, Ă©couter Madame Pasta, passer des soirĂ©es heureuses avec des gens quâon aime dans des salons dĂ©licieux ? Câest trĂšs dĂ©mobilisateur mais on nâen a pas mauvaise conscience. La seule urgence câest le â LâactualitĂ© de Stendhal, nâest-ce pas une promotion de la solitude, autre aspect du beylisme dont nous parlions ?44Ph. B. â Ah, certainement, je suis tout Ă fait dâaccord avec vous, le beylisme est une forme de solitude. Il y a la monade du moi, dâabord me connaĂźtre, savoir qui je suis, moi le plus irremplaçable des ĂȘtres » comme dira Gide, quelque chose de socratique Ă la base. Par exemple, au dĂ©but de son autobiographie inachevĂ©e la Vie de Henry Brulard, il Ă©crit Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps que je me connaisse. Quâai-je Ă©tĂ© ? Suis-je intelligent, suis-je bĂȘte, suis-je bon, suis-je mĂ©chant, je ne le sais pas ! »45LCf â Mais je le saurai en Ă©crivantâŠ46Ph. B. â VoilĂ , je le saurai en Ă©crivant. Me connaĂźtre, pour pouvoir connaĂźtre les autres et pour pouvoir agir sur eux, câest Ă partir dâun socle mĂ©thodologique inspirĂ© des philosophes sensualistes et des IdĂ©ologues, tous ces penseurs qui ont Ă©tĂ© les repĂšres thĂ©oriques de Stendhal trĂšs tĂŽt, dĂšs les annĂ©es 1800âŠ47LCf â Ce qui nous parle Ă nous, au-delĂ de ses narrations, câest magnifique quand B. â Je crois quâil est trĂšs conscient de ce scandale que la plupart des ĂȘtres meurent sans sâĂȘtre jamais rencontrĂ©s. Je suis moi, pour le meilleur et pour le pire, qui suis-je, que suis-je ? Si je me connaissais, je pourrais savoir sur quel clavier jouer, pour pouvoir mâassurer la plus grande somme de bonheur possible. Il sâassigne comme devoir, premier devoir, premier commandement du beylisme, de partir tous les matins Ă la chasse du bonheur, non pas dâun bonheur in abstracto mais du bonheur pour moi, en sachant trĂšs bien que le bonheur pour Henri Beyle, ce qui le rend heureux lui, peut laisser de marbre son voisin, donc chacun est unique, et câest pourquoi il importe tant de se connaĂźtre Ă fond soi-mĂȘme pour savoir comment sâĂ©panouir, pour savoir comment devenir qui lâon est et accomplir toutes les potentialitĂ©s, toutes les virtualitĂ©s quâon a en soi⊠et qui ne sont absolument pas â Câest un goĂ»t pour la singularitĂ© qui nâa rien Ă voir avec le culte du moiâŠ50Ph. B. â Le mot, lâadjectif, lâĂ©pithĂšte singulier », câest immĂ©diatement qualifiant dans le monde stendhalien. Quand Stendhal dit dâun personnage de roman elle ou il avait une physionomie singuliĂšre » ça veut dire quâil ou elle nâĂ©tait pas comme tout le monde et donc câest immĂ©diatement prometteur. Stendhal est quelquâun qui sacralise la diffĂ©rence. Câest parfois trĂšs risquĂ© comme on le voit dans son rĂ©cit de sa premiĂšre expĂ©rience avec ses camarades Ă lâĂ©cole centrale. On se moque de lui parce quâil nâest pas comme les autres et il comprend tout de suite ce grand axiome de la vie sociale diffĂ©rence engendre haine. Si vous ĂȘtes diffĂ©rent, si vous ne bĂȘlez pas, câest le cas de le dire, avec les moutons, vous serez un paria, vous serez exclu. Stendhal en a souffert, parce quâil y avait aussi en lui le besoin de communiquer, mais il a toujours voulu ĂȘtre comme lui-mĂȘme et non pas comme plusieurs, comme la masse ou comme les autres. Et donc, il a toujours montĂ© en Ă©pingle sa singularitĂ©, câĂ©tait son Ă©thique. Comme dans lâĂvangile, le premier commandement, celui qui rĂ©sume tous les autres, câest Aimez-vous les uns les autres », pour lui câest ĂȘtre moi-mĂȘme ». Michel Crouzet a dâailleurs intitulĂ© sa grande biographie Stendhal ou Monsieur moi-mĂȘme, câest une citation de Stendhal Mister Myself ». Câest vraiment fondamental. Il a tout construit lĂ -dessusâŠ51LCf â Et les considĂ©rations sur la solitude ?52Ph. B. â Oui la solitude, il en a souffert. Racontant dans son autobiographie son arrivĂ©e Ă Paris, il dit avoir crevĂ© de solitude. Il mâaurait fallu un ami, jâaurais pu lui expliquer, jâaurais pu mâĂ©pancher, mais Ă quel ami ai-je jamais dit un mot de mes souffrances dâamour ? » Il y a cette solitude fondamentale en lui, de mĂȘme quâil nâa pas eu de famille. Il est mort Ă lâhĂŽtel et nâa jamais eu de chez soi. Câest un grand solitaire, Stendhal. Il a fait des tentatives, il a essayĂ© de se marier trois ou quatre fois, mais enfin, on ne peut pas imaginer une Madame Stendhal !53LCf â Il nâen faisait pas une thĂ©orie, une Ă©thique de B. â Il ne thĂ©orisait pas du tout. Simplement, il avait un tel besoin de libertĂ© quâil sâĂ©tait assez vite rendu compte que les contraintes dâune conjugalitĂ© quelconque lui auraient Ă©tĂ© odieuses trĂšs â Il a une phrase inouĂŻe sur le fait quâil nâaime pas trop frĂ©quenter les femmes honnĂȘtes, parce quâil est sensible Ă lâhypocrisie quâil faut pourâŠ56Ph. B. â Câest pourquoi il veut frĂ©quenter des femmes qui ont eu des amants, parce quâavec elles on ne ment pas. On peut ĂȘtre soi-mĂȘme, sans jouer la comĂ©die. Donc, Ă©videmment, tout cela va de pair avec une grande Ă©thique du naturelâŠ57LCf â Ment ou amants ! Toutes les femmes nous trompent avec le Christ dit quelque part Flaubert dans sa correspondance. Il nây a que les femmes qui ont une relation Ă Dieu ?58Ph. B. â Mais oui, absolument ! Par exemple, un homme qui porte un cierge dans une procession, Stendhal sâen moque immĂ©diatement. Une femme qui va se confesser, il ne sâen moquera pas. Câest vraiment pour lui un signe, un indice, un symptĂŽme de sensibilitĂ©, et donc, câest fĂ©minin essentiellement. Et une femme qui nâest pas religieuse, nâen dĂ©plaise Ă Julia Kristeva, câest une femme qui manque de fĂ©minitĂ©, et qui sera donc moins dĂ©sirableâŠ59LCf â Une des rĂ©fĂ©rences de Lacan Ă Stendhal concerne lâamour comme un certain rapport au savoir et Ă la croyance. Au-delĂ des figures imaginaires que Stendhal Ă©grĂšne de lâamour, il y a au fond une figure majeure fondĂ©e sur le fait quâun homme croit une femme, il croit ce quâelle dit⊠comme un fou croit au B. â Lâamour quand il est vĂ©ritable comporte une sorte dâĂ©vidence on ne se pose pas de questions, on ne ratiocine pas, il est immĂ©diat et porteur de vĂ©ritĂ©, la vĂ©ritĂ© de ceux Ă©videmment qui le ressentent, mais aussi dâune vĂ©ritĂ© extĂ©rieure Ă eux, la vĂ©ritĂ© tout simplement et il nây a rien dâautre, il abolit tout en â Stendhal Ă©crit aussi Si jâeusse Ă©tĂ© habile, selon les conseils de mon oncle Gagnon, je serais dĂ©goĂ»tĂ© des femmes jusquâĂ la nausĂ©e et par consĂ©quent de la musique et de la peinture[âŠ]. Au lieu de cela dans tout ce qui touche aux femmes jâai le bonheur dâĂȘtre dupe[âŠ] »62Ph. B. â Câest cela, Ă lâĂąge de fifty-two, il est encore un jeune homme et Ă ce moment-lĂ , il rappelle ce quâil avait dĂ©jĂ dĂ©veloppĂ© dans lâincipit dâune de ses Chroniques italiennes, Les Cenci », le dialogue entre Werther et Don Juan câest celui qui stocke les femmes, qui les additionne. Il a tous les succĂšs, mais il est blasĂ©, il nâaime pas. Werther rate, en arrive au suicide, mais il a eu la meilleure part parce quâil a aimĂ© vĂ©ritablement. Il dit moi je suis beaucoup plus Werther que Don Juan. Jâai eu trĂšs peu de succĂšs⊠» â vous vous rappelez au dĂ©but de la Vie de Henry Brulard, il dresse la liste et Ă©videmment ça nâest pas innocent câest une reprise de la scĂšne du Don Giovanni de Mozart oĂč Leporello fait la statistique pays par pays â la plupart ne mâont pas honorĂ© de leurs bontĂ©s ». Donc câest plutĂŽt la statistique des ratages et il dit Bien, malgrĂ© tout ça je suis encore naĂŻf, je suis encore ingĂ©nu, jâai encore la tĂȘte pleine de nuĂ©es et de chimĂšres et je ne donnerais pas mes Ă©checs pour les rĂ©ussites des Don Juan, parce que jâai profondĂ©ment le sentiment que jâai Ă©tĂ© plus heureux en ne rĂ©ussissant pas et en aimant, Ă©ventuellement sans ĂȘtre payĂ© de retour, quâen ayant toutes les femmes qui passent couchĂ©es Ă mes pieds. »64LCf â Il aime tellement lâamour quâil parle aussi souvent de ses fiascos, il prĂ©fĂšre lâamour Ă lâĂ©rection. Ph. B. â Ah oui, il nây a aucun doute lĂ -dessus. Dans sa vie sentimentale et sexuelle câest trĂšs frappant. On le voit trĂšs bien avec AngĂ©la PiĂ©tragrua il lui a fait la cour pendant onze ans, enfin le jour arrive â Je remporte cette victoire si longtemps dĂ©sirĂ©e » â et le lendemain il sâen va. Il comprend trĂšs bien que sâinstaller dans la possession, câest tuer le dĂ©sir. Tout ce qui est atteint est dĂ©truit et donc il faut immĂ©diatement la distance, lâĂ©cart. Ăvidemment, il est trĂšs content dâavoir fait lâamour avec AngĂ©la, mais pour maintenir cette relation vivante et signifiante, il faut immĂ©diatement la quitter. On a beaucoup thĂ©orisĂ© sur lâamour Ă distance chez Stendhal, mais je crois que câest une grande vĂ©ritĂ©. On peut quand mĂȘme faire remarquer que dans les romans, notamment dans La Chartreuse, il y a des annĂ©es de possession heureuse entre ClĂ©lia et Fabrice, mais le roman nâen dit rien parce que ce ne serait pas une matiĂšre romanesque. Stendhal ne jette pas du tout lâanathĂšme sur la sexualitĂ©, absolument pas. Il nâen fait nullement fi mais il est clair que pour lui elle nâĂ©puise pas la relation Ă lâ â On nâimagine pas de Madame Stendhal, mais Stendhal pĂšre nâest-ce pas plus difficile encore ? Ph. B. â Il en avait tellement soupĂ© dans sa famille ! Lisez la Vie de Henry Brulard, qui est un texte extraordinaire, je ne crois pas que dans la littĂ©rature mondiale il y ait des textes aussi durs sur lâenfance, qui montrent vraiment la maison comme un enfer. Dans cette maison oĂč, aprĂšs la mort de la mĂšre, dĂšs que la mĂšre sâest absentĂ©e, tout le monde se dĂ©teste, câest la guerre civile Ă lâintĂ©rieur de lâappartement, tout le monde se hait, ce sont des scĂšnes du matin au il dit JâĂ©tais un pauvre bambin persĂ©cuté⊠», il anĂ©antit complĂštement un certain mythe de lâenfance heureuse, il nâen reste que dĂ©combres, et voyez la scĂšne du dĂ©part de Grenoble, quand il a seize ans et quâil sâen va â enfin ! â sous prĂ©texte de se prĂ©senter au concours dâentrĂ©e Ă lâĂ©cole polytechnique. Il est lĂ sur le trottoir avec son pĂšre qui lâa accompagnĂ© Ă la voiture. Ils ne trouvent rien Ă se dire, le pĂšre se met Ă pleurnicher un peu, et tout ce que Stendhal trouve Ă remarquer, câest Je lâai trouvĂ© bien laid ! » Câest quand mĂȘme terrible, cela sonne vrai mais en donnant la chair de poule !67LCf â Il lâa jugĂ© ! Ă treize ans ! Et sans appelâŠ68Ph. B. â Et en mĂȘme temps, il se sent coupable Longtemps, je me suis dit est-ce que je suis un monstre ? Longtemps, je nâai pas trouvĂ© de rĂ©ponse Ă cette question⊠». On ne peut pas ĂȘtre parricide comme Henri a voulu lâĂȘtre sans en ĂȘtre profondĂ©ment affectĂ©, on ne tue pas papa de gaietĂ© de cĆur !69LCf â Sauf si on est fou ! Stendhal sâen servait en le dĂ©testant et ne sâen portait finalement pas plus mal !70Ph. B. â Il nây a pas la moindre complaisance. Prenons la scĂšne oĂč il raconte comment il a appris lâexĂ©cution de Louis xvi. Sa famille a vĂ©cu le procĂšs du roi comme un procĂšs de famille, la famille frappĂ©e au cĆur, la paternitĂ© mĂȘme a Ă©tĂ© assassinĂ©e, mise Ă mort par ce geste, et Henri ressent son premier orgasme⊠Câest clair, il est lĂ , sous la lampe, et il dit Jâai Ă©tĂ© bouleversĂ© dâun des plus violents mouvements de joie que jâaie jamais ressenti dans ma vie ! »71LCf â Pas trop dix-huitiĂšmiste cet orgasme !âŠ72Ph. B. â PlutĂŽt plutarquien et antique » !73LCf â Nâavait-il pas plutĂŽt la nostalgie des annĂ©es que vous dites 1796-1804âŠ74Ph. B. â Oui, câest un certain mythe, culturel plutĂŽt que politique, un certain art extraordinairement policĂ©, une sorte dâapogĂ©e dans la civilisation, dans les maniĂšres, dans la maniĂšre dâĂȘtre ensemble. Lâesprit, lâesprit ! Lâesprit coulait Ă flots dans la haute sociĂ©tĂ© de lâAncien RĂ©gime. Lâesprit, lâĂ©change, la conversation. Stendhal est fondamentalement un ironiste. Ses amis disaient quâil avait au coin de la bouche un pli dâironie. Il disait que ça lui avait fait beaucoup de mal, mais quâil ne pouvait pas sâen empĂȘcher, câĂ©tait son corps parce que câĂ©tait son esprit. On avait lâimpression quâil se moquait de tout le monde et de tout. Il Ă©tait caustique et sarcastique, ne respectant rienâŠEst-ce que ça nâest pas un trait du xviiie siĂšcle ?75Il aime Diderot. Il a dit beaucoup de bien de Jacques le fataliste. Il a beaucoup lu Marivaux, dont vous parliez tout Ă lâheure⊠Et en mĂȘme temps, lui qui aime tant la rĂȘverie, il a dit tant de mal de Jean-Jacques Rousseau. Câest quâil lutte contre un penchant glissant Je ne veux pas branler lâĂąme du lecteur ! » Il le dit Ă Balzac. Et, justement, La Nouvelle HĂ©loĂŻse, câest de lâonanisme, vĂ©ritablement. Oui, parce que ses phrases sont tellement Ă©mouvantes ! Et Stendhal qui est honnĂȘte dit Ces phrases si belles me touchaient malgrĂ© moi. »76LCf â Il dit aussi que pour dire la vĂ©ritĂ©, il faut Ă©crire trĂšs vite en Ă©vitant tout ce qui B. â Et cette phrase magnifique Je tremble toujours de noter un soupir, quand je voudrais Ă©pingler les vĂ©ritĂ©s. » Donc essayer de limiter complĂštement le coefficient dâaffect, parce que câest toujours du mensonge. Câest pourquoi il y a cette dĂ©claration qui peut nous paraĂźtre tellement bizarre, oĂč il dit que pour se mettre en train tous les matins de ces cinquante-trois jours oĂč il a dictĂ© La Chartreuse de Parme, il lisait une page du code civil, soit ce quâil y avait de plus opposĂ©. Selon lui, la phrase la plus parfaite de la langue française, câest Tout condamnĂ© Ă mort aura la tĂȘte tranchĂ©e ». Câest une phrase Ă laquelle on ne peut rien ajouter et rien retrancher, câest le cas de le dire ! Il y a une adĂ©quation idĂ©ale entre ce quâon veut dire et ce quâon dit. Et ça, câest un modĂšle absolu du style trĂšs diffĂ©rent de celui de Rousseau avec son Ă©motivitĂ© suspecte, complaisante voire â Ăcrire, dicter La Chartreuse en cinquante-trois jours, câest terrible !79Ph. B. â Oui, alors on a dit miracle ! Je pense que câest comme lâaloĂšs qui fleurit tous les cent ans, il faut quatre-vingt-dix-neuf ans dâincubation, et puis dâun seul coup, en faisant un bruit de canon, il fleurit. Câest pareil Stendhal, sur le tard, fait enfin un grand roman sur lâItalie. Il a parlĂ© de lâItalie dans dâautres livres, mais sous forme de carnets de voyage, promenades dans Rome, dans Naples et Florence, dans des nouvelles, mais jamais un roman de grande envergure. Câest le cĆur de ce qui a Ă©tĂ© son existence pendant quarante ans au moins. Comment sâĂ©tonner que cela vienne si bien ? Il sâest entraĂźnĂ© pendant des dĂ©cennies pour cette course â Mais il ne le savait pas, nâest-ce pas ça le miracle ?81Ph. B. â Il ne le savait pasâŠIl faut croire quand mĂȘme quâil y a des moments de maturation. La Chartreuse de Parme ne peut pas ĂȘtre lâĆuvre dâun dĂ©butant, Ă aucun point de vue. Elle rassemble vraiment lâexpĂ©rience de toute une vie et il faut donc admettre quâil y a une sĂ©dimentation intĂ©rieure, et puis, le moment venuâŠ82LCf â Lâanglais ?âŠCe goĂ»t pour lâanglais ?83Ph. B. â CâĂ©tait un incroyable sabir, parce quâil nây a pas que de lâanglais. Hier, encore, en travaillant au troisiĂšme volume de la PlĂ©iade, je voyais une phrase de quelques mots oĂč il y avait trois langues. Il y avait If I publie me vivente⊠», soit si je publie de mon vivant », anglais, français, latin, en cinq mots. On peut se dire pourquoi dans un Ă©crit purement privatif, ça nâa pas de sens. Ce sont des notes tout Ă fait personnelles. Il y a une part de â Et le texte de son Ă©pitaphe ?85Ph. B. â Dans son Ă©pitaphe, câĂ©tait en italien Arrigo Beyle, Milanese ». Donc, vouloir ĂȘtre enterrĂ© sous une pierre tombale en italien, câest une maniĂšre de se naturaliser Italien. Et dans la mort, de se rattacher Ă cette gĂ©nĂ©alogie fantasmĂ©e du cĂŽtĂ© de la mĂšre. Il disait que du cĂŽtĂ© des Gagnon, câĂ©taient des Guadagni, des Guadagnamo, qui seraient venus avec les Papes en Avignon. Câest un peu comme Gobineau qui sâimagine des ancĂȘtres vikings. Il y a beaucoup dâĂ©crivains qui ont Ă©chafaudĂ© des gĂ©nĂ©alogies dĂ©lirantes parce quâelles confortaient lâimage quâils avaient besoin de se faire dâeux-mĂȘmes. Ă sa mort, ses derniĂšres volontĂ©s ont causĂ© du scandale auprĂšs de lâambassadeur de France qui a dit il renie sa patrie alors quâil Ă©tait fonctionnaire français, voilĂ quâil veut faire croire quâil Ă©tait Milanais ». Son cousin, Romain Gagnon, qui a fait tellement pour lui, qui Ă©tait dâun dĂ©vouement canin Ă sa mĂ©moire, Ă©crit dans une lettre quâil Ă©tait consternĂ© dâavoir trouvĂ© ces volontĂ©s dans son testament. Il les respectera mais la mort dans lâĂąme. On ne mesure peut-ĂȘtre pas aujourdâhui ce quâavait dâĂ©tonnant ce genre de chose⊠CâĂ©tait une espĂšce de trahison, il passait de lâautre cĂŽtĂ© des Alpes. Il signifiait Ă ses compatriotes Je nâai rien de commun avec vous ». Et vous savez combien Ă Grenoble, on lui en a voulu, et jusquâĂ une date rĂ©cente, on ne sây flattait pas dâavoir donnĂ© naissance Ă Stendhal. Il passait pour un mauvais Français et mauvais Grenoblois, câest encore bien pire !86LCf â Est-ce quâon peut rapprocher, comme ça, ce goĂ»t des idiomes Ă©trangers, ce goĂ»t des langues, pour aborder certains domaines, avec ce que vous dites du dessin, dans la Vie de Henry Brulard ? [2], ces dessins quâil y a dans le manuscrit, Ă chaque fois, dirait-on, quâil sâapproche dâune zone plus sensible, dâun certain rĂ©elâŠ87Ph. B. â Oui, câest pour tenir Ă distance une dĂ©ferlante affective. Câest aux moments de grande intensitĂ© Ă©motionnelle, comme par hasard, quâon voit le dessin prolifĂ©rerâŠParce que le dessin, ça refroidit forcĂ©ment. On fait des lignes, des angles, on met petit a, petit bâŠCâest une maniĂšre de cartographier une sorte de chaos. Il y a une lave qui bouillonne et qui veut sortir, alors, pour la dominer, on essaie de la dessiner. En tout cas, ce qui est capital â et je crois que la critique lâa vraiment bien intĂ©grĂ© depuis maintenant une dizaine dâannĂ©es â câest que les dessins font partie du texte. Songez que les premiĂšres Ă©ditions de Henry Brulard, non seulement ne reproduisaient pas les dessins, mais nây faisaient mĂȘme pas allusion. On ne savait pas quâil y en avait. Câest assez rĂ©cemment que les Ă©ditions dâHenry Brulard reproduisent les dessins, et quâon se rend compte que câest une partie intĂ©grante du texte, et quâil faut essayer de penser ce rapport binoculaire entre lâaspect graphique et lâaspect textuel, qui sont absolument indissociables, organiquement dessins ne sont pas lĂ non plus en guise dâillustrations. Les lĂ©gendes des dessins disent dâailleurs souvent des choses qui ne sont pas dans le texte. Il nây a pas seulement des dessins, mais des â Par exemple ?90Ph. B. â Eh bien, aux Echelles, par exemple. Lors dâun sĂ©jour de vacances heureux quand il a treize ans, câest la seule oasis qui lui reste de son enfance, chez lâoncle Romain Gagnon, il y a Ă©normĂ©ment de dessins, et il rajoute des dĂ©tails, parce que la mĂ©moire afflue, et alors lĂ , dans les lĂ©gendes, il ajoute des dĂ©tails quâil ne reprend pas dans le texte. Câest une maniĂšre dâaller vite, aussi, vous connaissez la phrase de NapolĂ©on Un croquis en dit plus quâun long discours ».91Câest un aide-mĂ©moire, une maniĂšre Ă©conomique de dire les choses. Et puis, aussi, je crois, et pour moi, câest le plus important, une maniĂšre de les â Au tout dĂ©but de lâentretien, vous avez soulignĂ© un point trĂšs intĂ©ressant, le cĂŽtĂ© temporel, le cĂŽtĂ© datĂ© de lâamour, de ce que lâamour doit au discours, Ă la langue de son temps. Comment dire le message que Stendhal dĂ©livre sur lâamour de son temps ?93Ph. B. â Il nâen parle pas beaucoup. Vous savez quâil reprend un titre qui nâest pas de lui. Pour ses contemporains, il y avait un autre livre intitulĂ© De lâamour. On lâa complĂštement oubliĂ© aujourdâhui. CâĂ©tait un traitĂ© de SĂ©nancour. Il y avait un De lâamour de SĂ©nancour, dont Stendhal ne parle jamais, mais visiblement, il lui fait concurrence. Je crois que Stendhal ne veut pas se prĂ©occuper des thĂ©ories amoureuses de ses contemporains. Il rĂ©pond Ă une urgence. Ce livre câest une maniĂšre de se consoler. Il a visiblement un usage curatif ou thĂ©rapeutique de son Ă©chec avec MĂ©tilde Dembrowski. Quand il apprend des annĂ©es plus tard la mort de MĂ©tilde, il Ă©crit dans ses notes Death of the author », mort de lâauteur. Donc, lâauteur de De lâAmour, câest MĂ©tilde dâune certaine façon. Câest une rĂ©ponse quâil a voulu faire aux souffrances quâil a endurĂ©es. Câest toujours la mĂȘme dĂ©marche, en prenant de la hauteur et du recul, en essayant peut-ĂȘtre de souffrir moins. Il avait plusieurs fois eu lâidĂ©e du suicide. Quand il est rentrĂ© dâItalie, il Ă©crit quâil a Ă©tĂ© very near of the⊠», et il dessine un pistolet. Et je pense que chez lui, ce nâĂ©tait vraiment pas une â Il le dit en anglais ?95Ph. B. â Oui very near of the⊠», et il nâemploie pas le mot pistolet, il dessine un pistolet. Ce nâĂ©tait pas pour jouer les Werther, pas du tout. Ce nâĂ©tait pas de la pose pseudo romantique. Il ne voyait plus de raison de vivre. Mais fidĂšle Ă un principe du beylisme, qui est que dans les moments de grandes douleurs et de grand danger, il faut marcher droit Ă lâobjet, que câest la seule maniĂšre de dominer sa peur et sa douleur, il a essayĂ©, je crois, par un traitĂ© apparemment dĂ©tachĂ© et gĂ©nĂ©ral, mais tout pĂ©tri de ses expĂ©riences, en lâoccurrence pĂ©nibles, dâanalyser cet univers de sentiments dans lequel il Ă©tait faut quand mĂȘme se rappeler ce quâil a dit dans la Vie de Henry Brulard lâamour a Ă©tĂ© pour moi la premiĂšre des affaires, ou plutĂŽt la seule, aprĂšs sont venus mes ouvrages ». AprĂšs » veut dire en numĂ©ro deux ».97Un trait qui me semble trĂšs sympathique chez Stendhal, câest quâil ne sacralise absolument pas lâactivitĂ© dâĂ©criture. Il nâest pas du tout ce genre dâĂ©crivain qui dit Si on mâempĂȘchait dâĂ©crire, je mourrais. » Si on lâempĂȘchait dâĂ©crire, il continuerait Ă vivre. Il continuerait dâaller Ă lâopĂ©ra, Ă ĂȘtre amoureux. Pas de mission, de sacerdoce encore moins. Il sâagit de donner du plaisir, pas dâapporter lâ â Câest lâanti-Proust !99Ph. B. â Et lâanti-MallarmĂ©. Dâabord et avant tout lâamour. Aimer et ĂȘtre aimĂ©, câest lĂ -dessus quâon juge la rĂ©ussite dâune vie. Jâaime Ă©crire, dit-il ; Ă©crire dans un grenier pour son plaisir, dâabord pour son plaisir. Si on trouve quelques amis qui sây reconnaĂźtront, tant mieux, mais lâĂ©criture dâabord pour soi⊠Mais avant tout lâamour est la premiĂšre et la seule des affaires qui mĂ©rite quâon sây consacre. Le reste nâest â Câest lâamour qui porte ses hĂ©ros Ă lâ B. â Oui, absolument. Ce qui est sĂ»r, câest quâil Ă©tait amoureux de lâamour. Dâailleurs, câest une phrase quâil emploie une fois. Il dit Jâai Ă©tĂ© amoureux de lâamour », Amabam amare », comme dit saint Augustin, quâil nâavait sans doute pas lu. Ătre en Ă©tat dâamour toujours. Pour lui, câĂ©tait ĂȘtre en vie, rien dâautre. NâĂȘtre pas amoureux, ou nâĂȘtre plus amoureux, câĂ©tait la vieillesse, câĂ©tait la mort. Et ce qui le dĂ©sole en son temps, câest quâon est mort Ă dix-huit ans. Parmi les jeunes gens du salon de La Mole, aucun nâest amoureux. Ils vont faire de beaux mariages, ce qui est tout Ă fait autre chose, mais aucun nâa cette folie⊠Parce que lâamour, câest Ă©videmment une folie, câest le contraire du bon sens. Et câest pourquoi il est si peu français, ce Stendhal par ailleurs si français !, si ĂȘtre français câest, dans le sillage de Descartes, valoriser le bon sens, y compris en lui donnant sa noble signification philosophique. Pour lui, pas du tout, lâamour est un dĂ©lire, câest une construction narcissique. Il le montre trĂšs bien toute la thĂ©orie de la cristallisation, quâest-ce que câest ? Je prĂȘte Ă un ĂȘtre les perfections quâil nâa pas. Je les invente⊠Lâamour est donc une fiction. On peut bien imaginer combien Proust a pu sâintĂ©resser Ă cela et comment il a eu un rapport endurant avec Stendhal. Et il est trop clair quâen inventant un ĂȘtre tellement sublime dont je suis amoureux, par un effet de rĂ©verbĂ©ration, de feed-back, cela retombe sur moi. Si câest un ĂȘtre aussi sublime que jâaime, câest parce que je suis sublime moi-mĂȘme. Naturellement, il est bien digne de moi et moi de lui. Il y a un engin narcissique qui fonctionne, qui tourne Ă plein rĂ©gime dans cette cristallisation et Stendhal lâanalyse magistralement. En dehors de cette folie, mais qui est la plus belle, la plus nĂ©cessaire des folies, il nây a â Dâailleurs vous semblez dire aussi quâil entre dans ce domaine-lĂ , au sommet du Saint-Bernard en rejoignant lâarmĂ©e dâ B. â Oui absolument, puisque câest lĂ quâil bascule de lâautre cĂŽtĂ© et quâil reçoit tout dâun seul coup. Il dĂ©couvre lâamour Ă lâitalienne. Il avait Ă©tĂ© amoureux une fois Ă Grenoble dâune actrice, Virginie Kubly, quâil nâavait jamais osĂ© aborder ; quand il la rencontre par hasard nez Ă nez dans le jardin de ville, il prend ses jambes Ă son cou tellement il est terrorisĂ© dâĂȘtre prĂšs de son idole. Toujours lâamour Ă distance. Il se consume pour elle et quand, enfin, elle sâapproche de lui, il tourne les talons. Câest pour cela quâil a tant aimĂ© les cantatrices, lâopĂ©ra parce que la femme est vue Ă distance, avec le recul, sur la scĂšne, prestige de lâillusion dramatique. Câest une femme fortement libidinale mais en mĂȘme temps inaccessible. Elle est hors dâatteinte, on ne peut pas la toucher. Il faut quâelle reste hors dâatteinte. Sinon, si on faisait lâamour avec elle, ce serait une femme comme les â Vous lâavez dit Ă un moment, câest la jouissance de lâ B. â â Comment les mots de Stendhal donnent-ils forme Ă nos sentiments ?107Ph. B. â Le terme de cristallisation rĂ©pond admirablement. Il a trouvĂ© un mot. Il raconte dâailleurs quelque part, je crois que câest dans une lettre, ou peut-ĂȘtre dans les Souvenirs dâĂ©gotisme que, dans les salons, on se moquait de lui car il mettait en circulation des nĂ©ologismes. Il disait quâil y en a dâautres comme ça mais qui nâont pas marchĂ©, qui nâont pas rĂ©ussi. Le mot cristallisation, lui, sâest imposĂ© immĂ©diatement avec la mĂ©taphore du rameau dans la mine de sel de Hallein prĂšs de Salzbourg. On peut dire que depuis Stendhal, lâamour a un nouveau terme, un nouveau vocabulaire. Et comme on sait bien que les mots ce sont des choses, câest aussi une nouvelle rĂ©alitĂ©. Notes [*] Philippe Berthier est professeur de littĂ©rature française Ă la Sorbonne Nouvelle. Il a publiĂ© de nombreux essais sur la littĂ©rature du XIX Ăšme siĂšcle dont plusieurs sur Stendhal. Il co-dirige la nouvelle Ă©dition des Ćuvres romanesques de Stendhal pour la BibliothĂšque de La par Christiane Alberti, Nathalie Georges-Lambrichs et Philippe Hellebois. [1] Stendhal Paris-Londres. Chroniques Paris, Stock1997, p. 267. TantĂŽt il fait remonter lâeffacement de lâamour Ă la chute de NapolĂ©on, tantĂŽt Ă sa politique elle-mĂȘme Du fait que depuis la chute de NapolĂ©on, toute apparence de galanterie est sĂ©vĂšrement bannie des mĆurs de la province, lâennui redouble. Il ne reste dâautres plaisirs que la lecture et lâagriculture. » NapolĂ©on a jugĂ© nĂ©cessaire Ă lâĂ©tablissement de son despotisme de dĂ©crĂ©ter, en 1802, que dorĂ©navant aucune femme ne paraĂźtrait en sociĂ©tĂ©, ou dans la rue, sans son mari. Cette seule phrase du despote a tuĂ© la galanterie française qui pourrait ĂȘtre gai ou badin devant un mari ? » [2] Philippe Berthier Stendhal. Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, FoliothĂšque », 2000.Ellemet en scĂšne en 2014 Les Amours Jaunes et y interprĂšte le rĂŽle de la muse Marcelle, et Carthage, encore en 2016, puis Cornebidouille en 2017, Temps de Parole, solo quâelle Ă©crit et interprĂšte en 2018, Tout ça câest dans ta tĂȘte en 2020. Elle sâoccupe Ă©galement de lâorganisation et des choix artistiques sur le Festival de théùtre contemporain Basse-Cour, quâelle initie
David BRECOURT Ă©tait lâinvitĂ© de lâĂ©mission DEUX SOUS DE SCENE, sur Radio Libertaire le samedi 26 Octobre 2019, ci-dessous en podcast Comme jâai enviĂ© ce pĂšre capable de susciter un tel regard dâadmiration dans les yeux de son fils » Ce cri du cĆur Ă©mane dâun individu qui sait faire partie du commun des mortels avec cette particularitĂ© cependant, celle dâavoir connu lâenfer, un enfer justement inimaginable pour le commun des mortels. Lâindividu en question Z » dans la piĂšce est redevenu un homme normal sans histoires, invisible. Non certainement, il ne sâest pas Ă©panchĂ© sur sa dramatique expĂ©rience de la shoah auprĂšs de son fils qui a Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©. La vie a repris son cours. Ce fils est loin dĂ©sormais qui lui envoie dâAmĂ©rique, une photo de son petit-fils. Bien sĂ»r, il songe sur les rapports entre pĂšre et fils qui Ă distance peuvent devenir conventionnels, distraits, banaux. Câest implicite, il nâen dit mot Ă ce fils, mais il y a ce dĂ©clic que reprĂ©sente, tombĂ©e du ciel une photo de son petit-fils. Et lui revient en boomerang, le souvenir dâune rencontre dans un train en partance pour Auschwitz, avec un pĂšre et un fils, extraordinaires. Qui ne sâest pas plu Ă observer dans les transports en commun ces relations intimes entre un parent et son enfant qui passent parfois juste par des regards, des attentions lesquelles peuvent Ă©blouir lâobservateur parce quâelles ne sont pas criantes, seulement naturelles. Dans le train de la mort, Z a dĂ©cidĂ© de ne plus penser, ne plus penser Ă lui, durant les 7 jours du voyage, il va vivre dâune certaine façon par procuration, Ă travers un pĂšre et son fils dâune douzaine dâannĂ©es. Le rĂ©cit de ce voyage quâil enregistre pour son fils, devient en quelque sorte anachronique. Qui parle, le pĂšre quâil aurait voulu ĂȘtre, le pĂšre quâil a rencontrĂ© ? Et le fils, celui dâAmĂ©rique nâaurait-il pas pu ĂȘtre celui du train de lâenfer ? Qui parle, le vieil homme ou le jeune homme quâĂ©tait Z Ă lâĂ©poque ? Les rĂ©actions de Z sont sans fard, il ne comprend pas tout dâabord, comment le pĂšre peut faire abstraction de la situation insupportable Ă laquelle sont confrontĂ©s les voyageurs, la promiscuitĂ©, lâodeur des excrĂ©ments, la mort des plus faibles, les cris des survivants. Le pĂšre durant tout le voyage dĂ©ploiera toute son Ă©nergie Ă occuper lâesprit de son enfant, un peu comme ShĂ©hĂ©razade des Mille et Une Nuits, pour lâĂ©tourdir, le faire sourire, le voir heureux jusquâau bout de la nuit et de la mort ⊠Alors Ă©tonnamment, le rĂ©cit qui aurait pu prendre la tournure dâune oraison funĂšbre, devient un hymne Ă la vie, Ă sa poĂ©sie, Ă lâamour simplement entre un pĂšre et son fils. David BrĂ©court rayonne dans ce rĂŽle de conteur. Nous oublions complĂštement quâil sâagit dâun seul en scĂšne tant son interprĂ©tation est vivante et lâhistoire captivante. Gille Segal, comĂ©dien et dramaturge, dâorigine juive romaine a certainement puisĂ© dans son histoire personnelle. Il signe avec cette piĂšce, un bijou de tendresse et dâhumanitĂ©, en donnant la parole Ă Z, un commun des mortels par dĂ©faut, auquel nous pouvons tous nous identifier, face Ă son double extraordinaire ». Que ceux qui viennent au théùtre avant tout pour se distraire et se changer les idĂ©es, ne soient pas rebutĂ©s par le thĂšme de la shoah. La piĂšce, mise en scĂšne par Christophe Gand diffuse une lumiĂšre qui ne cesse de chatoyer, mettant en valeur son interprĂšte David BrĂ©court, tout juste fascinant. Paris, le 25 Octobre 2019 Mis Ă jour le 10 Juillet 2021 Evelyne TrĂąn PubliĂ© par Evelyne TrĂąn Animatrice radio sur Radio Libertaire depuis 2008 . - Chroniqueuse pour le blog "Théùtre au vent" du site Le en 2011, puis sur le site et sur le Monde libertaire en ligne ou version papier 2019. Voir tous les articles par Evelyne TrĂąn PubliĂ© 10 juillet 202110 juillet 2021
Pendantce temps-lĂ les mariĂ©s ne profitent pas du vin dâhonneur. Ils restent debout tout le temps, ne mangent pas et ne boivent pas. Sauf si quelquâun sâen occupe. En gĂ©nĂ©ral câest moi qui demande une chaise pour les mariĂ©es, ainsi quâĂ boire et Ă manger. Nâoublions pas que les mariĂ©s ne se sont quasiment pas « posĂ©s » depuis le matin. De plus le naturel sâefface avec
Ăcrit et rĂ©alisĂ© par Claire BURGER - France 2018 1h38 - avec Bouli Lanners, Justine Lacroix, Sarah Henochsberg, Antonia Buresi, CĂ©cile Remy Boutang... Bouli Lanners, Ă©videmment ! VoilĂ un film qui colle parfaitement Ă cet acteur quâon apprĂ©cie particuliĂšrement. Mario est un gars tout en douceur, avec un cĂŽtĂ© ours » un peu perdu, un peu maladroit. Pourtant, ce nâest pas la bonne volontĂ© qui lui manque, Ă ce pĂšre que Bouli campe admirablement. Mais la bonne volontĂ© ne fait malheureusement pas tout. Il serait ce qu'on appelle un papa poule », alors que la mĂšre de ses filles serait plutĂŽt du style maman coq »⊠L'expression n'existe pas et pour cause ! La mĂšre, bien Ă©videmment, ne peut pas se passer de sa progĂ©niture, la mĂšre ne peut pas rĂ©gner sur la basse-cour, prendre du recul, puis son envol en oubliant de couver la chair de sa chair. Câest bien ce que nous apprennent nos livres dâĂ©cole, non ? Tandis quâun pĂšre, câest fort, viril, ça nâa pas de doute, ça ne peut pas ĂȘtre hystĂ©rique, ça domine forcĂ©ment toute chose et surtout ses sentiments⊠Pour son premier film en solo, lâindocile co-rĂ©alisatrice de Party girl bouscule cette fois encore les codes, les interroge finement, en Ă©vitant les clichĂ©s. Tandis que Mario, fragile, surnage dans un flot de sentiments qui dĂ©bordent, la mĂšre de ses filles, Armelle, plante lĂ son petit monde, sans un regard en arriĂšre semble-t-il. MĂšre indigne ? Ou juste une femme indĂ©pendante, qui prend les mĂȘmes libertĂ©s quâun homme ? VoilĂ notre Mario tout paumé⊠Oh ! Pas sur les tĂąches matĂ©rielles, non. On a dit quâon n'Ă©tait pas dans les clichĂ©s ! La cuisine, les courses, le mĂ©nage⊠mĂȘme si certaines corvĂ©es ne sont pas sa tasse de thĂ©, il assure, peu ou prou. Non, c'est affectivement que Mario est larguĂ©, incapable de vivre seul, de mĂȘme lâimaginer. La prĂ©sence dâArmelle lui manque, ses rires, sa maniĂšre de voir les choses, de dĂ©dramatiser⊠Son ĂȘtre entier lui manque. Elle est partie. Il aurait pu la regarder des heures faire ses bagages, sans exiger dâexplication. Juste en acceptant ses choix, en essayant de la comprendre, de lui dire quâil allait lâattendre toujours et tout le temps. Savoir laisser partir ceux quâon aime⊠c'est ça aussi lâamour. Dans les faits, ça ne se passe pas tout Ă fait comme ça. Mario cherche Ă combler le vide de lâabsence. Il guette impatiemment son retour, il guette Armelle tout court. Il voulait lui laisser le temps, surtout ĂȘtre patient⊠Il nây tient plus. Il lâappelle⊠Une fois, deux fois⊠lui laisse message sur message, prĂ©textant le mal ĂȘtre des enfants pour essayer de camoufler maladroitement le sien. Il a beau essayer de se distraire, se cultiver, se concentrer sur le quotidien, sur ses filles⊠Ah lĂ lĂ ! Celles-lĂ sacrĂ©es donzelles ! Entre lâune, Niki, Ă quelques encablures de la majoritĂ©, qui semble toute prĂȘte Ă sâenvoler du nid elle aussi ! Non, pas elle !⊠et la cadette de 14 ans, Frida, qui se cherche, provoque, se dĂ©couvre des attirances quâelle nâest pas bien sĂ»re de savoir assumer, mais surtout des sentiments plus grands quâelle, tellement difficiles Ă confier Ă son gĂ©niteur. On se sent tellement incomprise Ă cet Ăąge, ou on a tellement peur de lâĂȘtre. La maisonnĂ©e est comme une pĂ©taudiĂšre prĂȘte Ă exploser alors que Mario discrĂštement implose. Pourtant ils sâaiment ces trois-lĂ . Et cette mĂšre absente dans le fond Ă©galement les aime, mĂȘme si sa maniĂšre de le vivre est en train de changer. Ce sont parfois les enfants qui finissent par faire grandir les parents. Ce sont parfois ceux Ă qui on pensait apprendre Ă nager qui vous apprennent Ă le faire. Mario nâaura pas le choix. Mais ce quâil restera de tout ça, malgrĂ© les coups de gueule, les instants de crise, câest une infinie tendresse, une grande complicitĂ©. Câest beaucoup ça, lâamourâŠ
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